«Nous allons vers un monde où les frontières politiques s’estompent»

La Liberation |

Interview with Lorraine Millot

Les événements de Crimée s’inscrivent dans un processus global de réajustements territoriaux. Pour le géopolitologue Parag Khanna, beaucoup d’Etats sont menacés dans leur forme actuelle.

Son prochain livre, Remapping the World, ne sortira qu’en 2015 aux Etats-Unis, mais il est bien dans l’actualité russo-ukrainienne de ce printemps. Parag Khanna rappelle que les frontières politiques qui nous tiennent tant à cœur sont souvent artificielles et seront certainement appelées à bouger ces prochaines années. Né en Inde, ce jeune géopolitologue - qui a grandi aux Etats-Unis, est diplômé de la Freie Universität de Berlin et est installé à Singapour -, se propose d’effacer ces frontières pour mieux faire apparaître ce qui compte vraiment : les réseaux d’infrastructures, routes, câbles ou pipelines, artères de notre monde. Auteur de trois livres publiés aux Etats-Unis (The Second World, How to Run the World et Hybrid Reality), il travaille pour la New America Foundation, un des plus influents think tanks de Washington.

A vous lire, le rattachement de la Crimée à la Russie relèverait d’un processus assez naturel de désintégration et reconfiguration des Etats : ce n’est donc pas un si grand drame ?

A l’échelle du monde, nous sommes dans un processus de réajustement des frontières pour mieux faire coïncider souverainetés politiques, données démographiques et ethniques. A sa création en 1945, l’ONU ne comptait que 50 Etats, contre près de 200 aujourd’hui. Ne pariez pas que ce processus va s’arrêter en 2014 ! La Crimée est un cas particulier. On ne peut pas excuser l’agression russe, quelles qu’aient été les fautes et la corruption en Ukraine ces dix dernières années, depuis la révolution orange de 2004. Mais je ne pense pas qu’il faille non plus en faire une troisième guerre mondiale ou une nouvelle guerre froide ! Les frontières de l’ex-URSS ont été tracées de façon tout aussi aléatoire que celles du colonialisme européen en Afrique.

Un des prochains Etats menacés d’éclatement n’est-il pas la Russie elle-même ?

Tout à fait. Peu de gens sont encore prêts à le reconnaître, mais c’est évident. A terme, la distribution de la population et des ressources dicte ses lois à la politique. Les Russes sont concentrés à l’ouest de l’Oural, tandis que la population et la demande chinoises s’accroissent à l’Est. Il est absurde de penser que, dans cinquante ans, Moscou gouvernera encore l’extrême orient de la Russie. Le processus est déjà bien engagé : les Chinois achètent le bois, le pétrole, le gaz, les minéraux et, bientôt peut-être, l’eau de l’extrême orient russe. On parle même de ressortir les plans de l’époque Khrouchtchev qui prévoyaient d’inverser le cours des fleuves russes pour arroser la Chine.

La Russie ferait-elle mieux de se préoccuper des avancées de la Chine sur son territoire plutôt que de celles de l’Union européenne en Ukraine ?

Certainement. Paradoxalement, on entend dire à Moscou que les événements de Crimée peuvent rapprocher la Russie de la Chine. La Russie pense avoir besoin de s’aligner sur la Chine pour faire front commun face à l’Occident. Mais la Chine est bel et bien la menace numéro un pour la Russie.

Si la réponse aux agressions de Poutine a été si molle, n’est-ce pas parce que les dirigeants occidentaux se satisfont assez bien d’un dictateur qui maintient la Russie relativement calme et faible ?

Mieux vaudrait pourtant accepter des turbulences à court terme si l’on veut aller vers un ordre plus stable, une meilleure croissance et une intégration régionale à plus long terme. Ceci dit, l’Occident ne manque pas de moyens pour peser intelligemment sur la Russie. Une de ces armes est démographique : depuis dix ans, la Russie n’a cessé de demander la suppression des visas pour ses ressortissants, et les Européens ont bien fait de répondre qu’il n’en est pas question. De cette façon, l’Europe, Berlin et Londres en particulier, peut sélectionner les meilleurs cerveaux qu’ils lui volent. On la vide ainsi de ses meilleurs éléments.

Une autre punition serait la suppression du G8, qui associait la Russie aux plus grands, pour passer à un G3 - Etats-Unis, Union européenne et Chine -, comme vous le prônez depuis longtemps ?

Il faudrait un G3. Les Etats-Unis, l’UE et la Chine sont les trois seules puissances qui comptent vraiment en matière de gouvernance et de définition des normes mondiales. A l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui est la plus efficace des structures internationales, cette conversation à trois existe déjà. Les Etats-Unis et l’UE se coordonnent dans leurs disputes commerciales avec la Chine et gagnent ainsi en influence. Le problème est que des sommets à trois institutionnalisés feraient figure de directoire du monde. Beaucoup de diplomates refusent d’avancer sur ce chemin : ils redoutent que cela soit trop mal vu.

Parmi ces trois «empires» qui dominent, vous distinguez l’UE, comme le plus «fructueux», et le seul à s’étendre encore. L’UE serait donc un modèle ?

Tout à fait ! Beaucoup de régions du monde, que ce soit en Amérique latine, en Afrique, au Moyen-Orient ou en Asie, devraient s’inspirer du modèle européen. Elles doivent gommer leurs frontières héritées de l’époque coloniale et travailler à leur intégration régionale. En cela, il n’y a pas de meilleur modèle que celui de l’UE.

Mais les Européens semblent l’ignorer : aux prochaines élections, on s’attend plutôt à une poussée des populistes, xénophobes et antieuropéens… Comment mieux apprécier notre modèle ?

Que les populistes réalisent ce qu’ils promettent, mettent fin aux migrations et quittent l’euro, vous verrez le résultat ! Si vous pensez que votre pays se portera mieux à l’écart des investissements et du commerce international, allez-y, bonne chance ! Trouvez-moi des investisseurs qui voudraient des drachmes si la Grèce quittait la zone euro. Les seuls qui s’y intéresseraient viendraient pour profiter de la faillite du pays, s’emparer de ses trophées, ses ports ou ses monuments antiques. J’aimerais bien aussi que les leaders européens tiennent ce discours, plutôt que faire comme si les populistes représentaient une alternative sérieuse.

Que diriez-vous aux Français en panne d’enthousiasme pour l’Europe ?

Vous avez de bonnes raisons d’être pessimistes pour vous-mêmes. Vous avez en France un secteur public énorme, qui n’est pas un modèle d’efficacité. Les coûts sont élevés pour les entrepreneurs, votre économie pourrait être plus diversifiée… Mais rien de tout cela n’est de la faute de Bruxelles, c’est de la faute de la France elle-même. En Europe, vous êtes aux commandes de l’Union, avec l’Allemagne.

Pour ce qui est des Etats-Unis, vous les décrivez dans vos livres en plein déclin. Obama a-t-il su freiner ce déclin ou l’a-t-il accéléré ?

Dans le grand livre de l’histoire, je pense qu’Obama n’apparaîtra que comme une figure secondaire. Les seize années de l’ère Bush-Obama seront vues comme une période dominée par les conséquences des guerres de George W. Bush, les erreurs de gestion économique, la négligence des infrastructures, la montée des inégalités… Obama n’a pas vraiment inversé tout cela. La dynamique des marchés ou l’exploitation des ressources naturelles comme le gaz et le pétrole de schiste font que les Etats-Unis préservent en partie leur richesse et leur puissance. Mais je ne vois pas vraiment ce qu’Obama a fait pour remettre le pays sur les rails. Il voudrait relever le salaire minimum mais ne parvient pas à l’imposer. Il veut réaliser sa réforme de la santé, mais on n’est pas sûr que cela marche… J’ai beau avoir travaillé pour sa campagne électorale, je ne suis pas sûr qu’on tienne là une grande figure historique…

Vous voyez Obama dans la continuité de George W. Bush ?

Absolument. De toute façon, c’est l’histoire qui dicte ses conditions, pas les élections. Seuls les plus irréductibles fidèles et adorateurs d’Obama vous diront que sa présidence a vraiment fait la coupure avec l’ère Bush. Pour le reste, la continuité est frappante, que ce soit dans l’incapacité à réformer Wall Street, la politique fiscale qui pénalise les plus modestes, la lutte antiterroriste, Guantánamo ou le temps pris pour mettre fin aux déploiements en Irak et en Afghanistan.

Dans votre dernier livre, vous promettez une nouvelle «renaissance» après le «moyen âge» où nous nous trouvons aujourd’hui. Quel serait le chemin vers cette renaissance ?

Deux changements fondamentaux sont à l’œuvre. Une révolution psychologique, qui fait que l’on prend de mieux en mieux conscience de notre interdépendance à tous les niveaux. Et la révolution technologique, celle des réseaux de communications qui permettent des connexions toujours plus poussées. Tout cela devrait conduire à un monde où les frontières politiques s’estompent au profit de ces nouveaux réseaux. Beaucoup d’Etats existants sont menacés, notamment au Moyen-Orient : la Syrie, l’Irak ou peut-être même la Jordanie ne pourront pas subsister dans leurs formes arbitraires actuelles.

Cela peut aussi permettre un meilleur futur si les populations se retrouvent plus à l’aise dans les unités territoriales qui seront formées et mieux intégrées dans des structures régionales d’échanges. Plus le sang coule en Syrie et plus nous irons sans doute dans ce sens. J’ai eu la chance récemment d’accompagner le ministre des Finances du Kosovo, qui m’a montré les accords signés pour esquisser une zone de libre-échange dans les Balkans : vingt ans seulement après les guerres qui ont ravagé l’ex-Yougoslavie ! Si les Balkans y parviennent, je veux penser que le Moyen-Orient le pourrait aussi.

Le chemin vers ce monde sans frontière ne s’annonce-t-il pas très sanglant, comme justement en Syrie ?

Le chemin vers un monde sous domination chinoise serait aussi sanglant, comme l’a été celui sous domination allemande ou américaine, ou comme le serait celui d’un choc des civilisations. La vision que j’ai nous ferait aller vers un monde en tout cas moins sanglant que ces alternatives.

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